Des impasses de la déontologie d’état à l’éthique médicale

« Obligez-nous ! »

Voilà une injonction aux tonalités masochistes pour le moins surprenante. Position assumée d’une infantilisation à laquelle certains médecins semblent souscrire. De quelle orthopédie morale se revendique une telle affirmation ?


Dr. Barbara Houbre

Psychologue, Psychanalyste. Docteur en psychologie clinique et psychologie de la santé. Maître de conférences en psychologie clinique et psychologie de la santé à l’université de Lorraine.


Du scientisme

Si les sciences peuvent s’enorgueillir de leurs rapports à la vérité, et à travers elle, trouver leur valeur, n’oublions pas que culturellement leur constitution vient répondre à l’incertitude qui s’inscrit dans l’expérience vécue de chaque homme. Face à la contingence de l’existence et à l’angoisse, l’homme a déployé diverses réponses dont la science est l’une d’entre elles. À cet égard, sa capacité prédictive est parfois convoquée comme réponse. La crise que nous traversons doit bien évidemment nous conduire à nous interroger sur les racines de cette foi dans le développement scientifique, mais surtout technique, comme source de critères décisionnels et comme puissances organisatrices de nos sociétés, c’est-à-dire de notre manière de vivre ensemble.

Comme toute discipline, l’épidémiologie en santé publique ne saurait être unanime. Une science sans débat relève du scientisme. Rappelons que le doute est l’un des fondements de la démarche scientifique. Le dissensus est donc d’abord nécessaire pour que dans un second temps un consensus puisse s’établir ensuite. Au sein de notre société, le dissensus concernant la vaccination n’a jamais pu émerger. La vaccination n’a fait l’objet d’aucun débat public. L’argument péremptoire « C’est scientifique ! » a été agité par plusieurs, telle une incantation et avec pour seul objectif de couper la parole. « Moi la vérité, je parle » comme l’a un jour écrit Lacan[1]. La vérité est d’abord parlante, mais quelle garantie offre la parole ? Aucune. La vérité ou le mensonge ne sont pas des qualités intrinsèques au langage. Nous ne savons pas, quand l’autre parle, s’il ment ou s’il dit la vérité. Peut-être d’ailleurs énonce-t-il sa vérité ? L’invention du détecteur de mensonges a voulu pallier ce défaut, sans succès.

La science s’inscrit donc dans une temporalité longue, et ne saurait confondre le temps de la découverte avec celui de la justification. Les citoyens, qu’ils soient fragiles ou en bonne santé, ont pourtant tous été invités à croire en la bonne nouvelle. Dès décembre 2020, les plus âgés sont encouragés à se faire vacciner alors qu’à l’époque, aucune étude ne pouvait attester de l’efficacité du vaccin sur ce groupe d’âge[2]. Si depuis, les recherches observationnelles ont montré l’intérêt de la vaccination chez les séniors, qui peut garantir qu’il n’y aura pas d’effet indésirable à moyen ou long terme sur les plus jeunes ? Les enfants et les adolescents n’auront pas à vivre 10, 20 ou 30 ans avec le vaccin, mais 50, 60, ou 70 ans. Aux sophistes qui prétendaient dans la Grèce antique à la connaissance universelle, Socrate répondait « Je sais que je ne sais rien ». Aujourd’hui, les nouveaux sophistes s’appellent plus trivialement « les experts ».

Graphique n°1 : Mars 2020, les modélisations qui ont conduit à confiner le monde. Estimation du nombre de lits de réanimation occupé lors de la première vague. Comparaison des scénarios de l’Imperial College aux données réelles

Rappelons combien la prédiction est un art difficile dans les sciences. La modélisation en épidémiologie est certainement l’un des exercices les plus périlleux (Cf. Graphique 1). Elle a cependant été régulièrement convoquée pour justifier des mesures sanitaires drastiques alors qu’elle n’est pas reconnue par la Haute Autorité de Santé comme étant une méthode présentant un fort niveau de preuve (selon le guide des bonnes pratiques de la HAS[3]). L’évaluation rétrospective de ces modélisations, par les ingénieurs polytechniciens (Langevin & Stark[4]) révèle leur échec à prédire ce qui advient dans 9 cas sur 11. Les modélisations de l’Imperial College, de l’Institut Pasteur ou de l’Inserm surestiment le nombre de décès, le nombre d’hospitalisations ou encore le taux d’occupation des lits en soins critiques (Cf. Graphique 2). Les citoyens, privés des libertés les plus élémentaires (tel que l’accès direct à divers espaces publics), sont donc bien en droit de se questionner sur l’intérêt des mesures prises et qui ont par ailleurs largement contribué à inquiéter la population générale quant à la dangerosité du virus. Fustiger la colère, c’est omettre que certaines sont légitimes.

La première vague a apporté très tôt la preuve que les cas graves et la mortalité sont favorisés par des facteurs connus : l’âge, l’obésité, voire la surcharge pondérale et les comorbidités. Sur l’année 2020, aucun excès de mortalité n’a été observé chez les moins de 65 ans. Techniquement, nous ne sommes donc pas confrontés à une pandémie, mais à une syndémie. Ce terme est employé en Santé Publique lorsque l’expression d’une maladie au sein d’une population est conditionnée par des facteurs biologiques et/ou environnementaux qui aggravent l’expression d’une maladie. Le Docteur Richard Horton, membre du comité éditorial du Lancet ne manque pas de nous le rappeler dans un de ses éditos[5].

Graphique n° 2 : août 2021, 4 vague et variant Delta.
Nombre de lits de soins critiques occupés – scénario du 26 juillet 2021
Comparaison des scénarios aux données réelles

Dans cette crise sanitaire, devenue crise politique, l’incitation morale et universelle à la vaccination piétine joyeusement les principes de Santé Publique les plus élémentaires. Les enfants et les adolescents ont été invités à se faire vacciner, non pour leur propre bénéfice (puisque le bénéfice individuel n’a pas été démontré sur cette classe d’âge) mais pour le bénéfice des plus âgés. Ce n’est ni plus ni moins une instrumentalisation politique des plus jeunes qui heurte l’éthique la plus essentielle en matière de santé[6]. La vaccination ne vise donc pas à protéger les enfants, une population pourtant vulnérable, mais à protéger les adultes. Le bénéfice collectif l’emportant sur le bénéfice individuel, la rupture avec l’éthique est consommée. La communication autour du vaccin a de ce fait servi une intention : la vaccination de masse, aveugle. Nous noterons que la vérité, au contraire du mensonge, ne sert aucune intention. Tel est l’enseignement porté par l’allégorie de la vérité croisant la route du mensonge.

Les sujets se font vacciner pour trois raisons : (1) s’ils pensent que la vaccination leur offre un bénéfice personnel, (2) s’ils supposent que la vaccination est efficace, et (3) s’ils pensent que le vaccin est sans effet indésirable. L’incitation à la vaccination des plus jeunes est donc passée par une communication forcenée qui renforce le sentiment de vulnérabilité face à la Covid (stratégie de la peur), exagère les bénéfices liés au vaccin (avec des slogans commerciaux du type « Tous vaccinés, tous protégés », affirmation gratuite qui ne renvoie à aucun argument scientifique sérieux), et enfin minimise les effets indésirables (autre slogan publicitaire « Le vaccin peut avoir des effets désirables »). Rappelons Bernard Begaud (1994) père de la pharmacovigilance française :

For most empirical situations occurring in the post-marketing surveillance setting, the expected number remains low and only a maximum of one to three cases could be accepted as possibly coincidental.

Begaud, 1994[7]

N’avons-nous pas depuis longtemps dépassé la valeur absolue de trois ? Au Luxembourg, plus de 2000 effets indésirables ont été enregistrés en 2021, contre 92 en 2020[8]. Même rapporté à la proportion des personnes vaccinées, nous sommes face au traitement le plus nocif de toute l’histoire du médicament.

Du chantage à la liberté

Malgré les nombreux appels à la modération de plusieurs scientifiques, les politiques ont conjugué à l’envi liberté et santé. L’un ne pouvant se faire sans l’autre ou au détriment de l’autre. Cette opposition, sans aucun fondement scientifique, relève d’une rhétorique qui constitue une entorse majeure à l’éthique et à la pratique de la médecine. Lacan nous rappelle dans son séminaire sur l’Éthique, la complaisance de l’exigence morale :

[…] il n’y a bien souvent, dans ce que l’homme s’impose de devoirs, que la crainte des risques à prendre si l’on ne se les imposait pas. Il faut bien appeler les choses par leur nom et ce n’est pas parce que l’on la met là, derrière un triple voile analytique, que ce n’est pas cela que ça veut dire- ce que l’analyse articule, c’est que dans le fond, il est plus commode de subir l’interdit que d’encourir la castration.

Lancan, séminaire sur l’Éthique, p. 354, 1960[9]

Autrement dit, il parait plus commode d’obéir que de se confronter à la possibilité de la perte. Perte de la vie, perte de la santé, perte d’un certain nombre de satisfactions. Dont acte. Notre société devra pourtant s’habituer de nouveau au risque que représente la mort si elle ne veut pas sombrer dans une rigidification cadavérique. La mort est nécessaire à toute vie.

La médecine qui nous a été proposée lors de cette crise sanitaire, à travers une vaccination pour tous, est une médecine sans clinique. Une médecine qui s’occupe d’un organisme, sans âge, sans particularité, sans comorbidité, sans poids, sans histoire, sans pathologie associée, sans allergie. Une médecine sans médecin et sans patient. Une médecine déshumanisante. Un préalable pour inaugurer une santé à laquelle on sacrifie promptement la liberté. Le geste médical qu’est la vaccination est alors devenu un acte politique.

La tentation totalitaire de la pratique médicale n’est pas nouvelle. Skrabanek[10], professeur de médecine au Trinity College, a dénoncé dès 1997 le « totalitarisme rampant » du « culte d’une super-santé » (le biostylisme) avec le danger d’une normalisation collective des comportements érigée en politique d’état. Cette crise sanitaire, au-delà de la rupture qu’elle a instaurée, s’inscrit donc dans une certaine continuité d’un mouvement engagé il y a déjà plusieurs décennies. Pour Hannah Arendt, le totalitarisme est qualifié comme tel non pas du fait de la répression ou des crimes commis, mais de sa capacité à s’immiscer dans la sphère intime, familiale. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Roland Gori a évoqué, dès 2005, « La santé totalitaire »[11]. La médecine a depuis longtemps investi la sphère privée. À travers le souci de soi, elle nous explique ce que nous devons manger, fumer ou boire. Le rationalisme moral a fait le reste en rejoignant des injonctions facilement intériorisées : je mange trop, je bois trop, je fume trop, je ne bouge pas assez, je ne fais pas assez de sport, etc. La normalisation et la moralisation du comportement commencent déjà là. Notons que le sentiment d’obligation se supporte du sentiment de culpabilité. Freud fait ce constat surprenant dans Malaise dans la civilisation que plus le sujet respecte la Loi morale, plus ses obligations se renforcent et plus la culpabilité grandit. Telle une spirale.

De la perversion de la déontologie Kantienne

La notion de devoir, si fréquemment citée par le Dr Rauchs, renvoie à une sphère de la philosophie morale qu’est la déontologie Kantienne. La position de Kant était diamétralement opposée à celle des conséquentialistes pour lesquels « la fin justifie les moyens ». Kant pensait plutôt que les actions étaient bonnes ou mauvaises en elles-mêmes et cela indépendamment de leur résultat. Le fait qu’un acte moralement condamnable (restreindre l’accès à l’espace public, suspendre des soignants, etc.) puisse avoir des conséquences positives, ne rend pas cet acte moralement bon. Kant a donc proposé que nous utilisions la dimension rationnelle de notre esprit pour élaborer un ensemble de règles morales qui seraient universellement vraies. Une position radicale qui s’énonce par un « Tu dois » en visant le Bien absolu. Une sorte d’énoncé vide finalement, puisque la seule exigence est l’universalité du Bien. Une fois ces règles élaborées, il serait alors de notre devoir moral de les suivre quoi qu’il arrive.

Observons comment ces règles ont été détournées au profit d’un système autoritaire pour devenir des règles à suivre dans tous les cas, sans jamais questionner le bien ou le mal de leur fondement.

La nouvelle déontologie médicale peut se résumer ainsi : « Respecter et appliquer les protocoles » établis sous couvert de scientificité et de « bonnes conduites » à tenir. Nous sommes là face à une forme pervertie d’éthique. Cette déontologie permet d’infliger un préjudice à l’autre sans susciter le moindre remord et, en prime, de se sentir vertueux lors de son application selon l’idée commune : « C’est un sale boulot, mais il faut bien le faire ». C’est ainsi que des responsables de maison de retraite ont refusé la visite des proches à leur résident parce qu’ils ne disposaient pas du précieux sésame ; que les administrations françaises ont pu suspendre les soignants sans sourciller ; que les médecins pensaient faire le bien en ne visitant pas leurs patients, confinés et soignés au Doliprane. La portée morale des actes est passée sous silence.

N’est-ce pas le sens du propos du Dr Paul Rauchs quand il encourage les femmes et les hommes politiques à imposer la vaccination pour tous ? « C’est un sale boulot, mais il faut bien le faire ». Cette perversion de la déontologie permet aux décideurs politiques de se sentir vertueux sans jamais questionner le sens moral de l’obligation vaccinale. Kant se retournerait certainement dans sa tombe.

La mise en place de protocoles et de procédures, si courante à présent dans notre société, permet aux uns et aux autres de se sentir exempt de toute responsabilité dans ses actes, et dans ses propos, puisqu’ils ne relèvent plus d’un choix personnel. Le bien et le mal se trouvent réduits au respect du protocole. Hannah Arendt a appelé cela « La banalité du mal ». La déontologie qui est donc imposée dans cette crise sanitaire est par définition anti-éthique car il ne peut y avoir d’éthique sans réflexion du sujet sur son action.

Si Jacques Lacan a attiré notre attention sur le fait que la médecine ne peut fonctionner sans que le patient suppose au médecin un savoir, ce n’est pas pour encourager la dissymétrie du rapport. Le consentement libre et éclairé se doit d’être loyal vis-à-vis du patient pour justement rompre la toute-puissance imputée au médecin. Sortir de l’infantilisation dans le rapport à l’autre, n’est-ce pas ce vers quoi notre société devrait tendre ?


Notes

[1] Lacan, J. (1966). La chose Freudienne – 1955. In J. Lacan (Ed.) Les écrits (pp.401-436). Paris : Seuil

[2] https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/33301246/

[3] https://www.has-sante.fr/jcms/c_1600564/fr/niveau-de-preuve-et-gradation-des-recommandations-de-bonne-pratique-etat-des-lieux

[4] https://evaluation-modelisation-covid.github.io/france/

[5] Norton, R. (2020). Covid-19 is not a pandemic. The Lancet, 396, p. 874

[6] Si la morale se veut prescriptive et universelle (ce qui est bon pour tous et en tout temps), l’éthique est quant à elle a-normative et se dégage de toute obligation (ce qui est bon pour une personne à un temps t peut ne pas l’être pour une autre personne au même moment).

[7] Begaud, B., Moride, Y., Tubert-Bitter, P., Chaslerie, A. & Haramburu, F. (1994). False positives in spontaneous reporting: should we worry about them? British Journal of Clinical Pharmacology, 38(5), 401-404. doi: 10.1111/j.1365-2125.1994.tb04373.x

[8] UMC: Get to know UMC https://who-umc.org/about-uppsala-monitoring-centre/

[9] Lacan, J. (1986). Le séminaire, livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960). Paris : Seuil

[10] Skrabanek, P. & Mc Cormick, J. (1989). Idées folles, idées fausses en médecine. Paris : Odile Jacob

[11] Gori, R. (2005).