Une violation calculée de la constitution

Note de la rédaction
Nous remercions M. Thomas-Michael Seibert et Mme Camilla Hildebrandt de nous avoir autorisés à publier l’entretien suivant sur notre site. Camilla Hildebrandt, journaliste à Deutschlandradio Kultur, Deutschlandfunk, et au WDR a mené l’entretien pour Multipolar. Nous publions ici une version complétée et élargie par M. Seibert de l’interview originale du 19 novembre 2021.
Nous sommes heureux de rendre ainsi les contributions du site web de Multipolar plus visibles au niveau international. Il s’agit de notre deuxième collaboration avec le magazine en ligne Multipolar, après la lettre d’Ole Skambraks, que nous avons traduite en français et en anglais après sa publication.


Thomas Michael Seibert

Thomas-Michael Seibert, né en 1949, a été juge de 1982 à 2011, en dernier lieu président d’une chambre pénale et civile au tribunal de grande instance de Francfort-sur-le-Main. En 1998, il a été nommé professeur honoraire au département de droit de l’université Goethe de Francfort-sur-le-Main, où il enseigne la théorie du droit.


Multipolar : La règle des 3G (« vacciné, testé, guéri »), 2G (« vacciné, guéri ») ou 1G (« vacciné ») pour la protection contre le Coronavirus constitue une exclusion et une discrimination des personnes non vaccinées. C’est également l’avis, entre autres, du constitutionnaliste Volker Boehme-Neßler : « Si la vaccination doit rester facultative, les personnes souhaitant se faire vacciner ne doivent pas subir de désavantages si elles ne veulent pas se faire vacciner (…). Si elles sont désavantagées, elles sont discriminées et notre Constitution ne le permet pas. » Monsieur Seibert, comment la règle des 3G, des 2G ou même de la 1G est-elle compatible avec notre loi fondamentale ?

Seibert : Il s’agit d’une violation calculée de la Constitution. Il faut toujours réfléchir aux violations de la Constitution, parce que le droit constitutionnel a été élaboré après le droit législatif (Gesetzesrecht) dans le temps et dans le fond, et il doit être mis en relation avec le droit en vigueur. On peut modifier le droit en vigueur, on peut aussi le modifier de manière calculée contre des principes constitutionnels reconnus jusqu’à présent. Les constitutions ne sont pas immuables et ne s’appliquent pas sans la médiation de la loi. La dernière tentative de modifier la Constitution européenne en l’occurrence a eu lieu ici, en Allemagne, lorsqu’il a été question d’introduire un péage sur les autoroutes, qui devait concerner tout le monde, mais qui serait remboursé pour les citoyens allemands. Il s’agissait d’un contournement planifié du droit de l’Union, comme on tente de le faire dans différents domaines, y compris en droit civil ou en droit pénal.

Lorsque quelque chose ne vous convient pas, vous essayez de contourner la règle comme principe par une exception calculée compte tenu de la situation. Au sujet du droit constitutionnel, j’affirme qu’il existe le principe de l’intégrité physique. Cela signifie en premier lieu que l’on doit consentir à une vaccination. En droit pénal, le cas n’est pas du tout prévu et il n’est pas question que l’on puisse être obligé de se faire vacciner. Ce serait une blessure corporelle. Toutes les tentatives dans ce sens ont été laborieuses, tardives et longues, et l’on sait qu’il est extrêmement difficile de rendre la vaccination obligatoire et d’en faire une obligation légale applicable à tous. Il a fallu 200 ans pour imposer la vaccination contre la variole.

Multipolar : Vous dites que le droit à l’intégrité physique s’applique ici et que la règle des 3G, 2G, 1G est contraire à la Constitution. Alors pourquoi n’intervient-on pas ?

Seibert : Parce que ces règles sont désormais inscrites dans la loi fédérale avec les articles 28a et 28b – c’était le dernier recours, le soi-disant frein d’urgence — sous forme de loi. Je pense que c’est une violation de la loi fondamentale.

C’est une violation de l’organisation de l’État par la loi sur les épidémies, qui était en vigueur depuis 1900 dans l’ancien empire et ensuite dans la République fédérale d’Allemagne, où elle n’a été rebaptisée qu’au début des années 2000, et s’appelle depuis lors loi sur la protection contre les infections. La loi sur les épidémies était conçue pour des mesures limitées, locales, prévues pour les malades. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, et ce en très peu de temps, en l’espace d’un an et demi, c’est le passage de cette loi à des mesures contre des personnes en bonne santé, contre des personnes dites non perturbatrices, mais qui pourraient tomber malades, éventuellement porteuses d’un germe dont elles ne savent pas qu’il est présent, et dont on ne sait d’ailleurs pas, ni lors d’une vaccination ni lors d’un test, s’il ne pouvait tout de même pas être présent. L’ensemble de ces mesures ne répond pas à la question médicale.

Les décisions des tribunaux sur la pertinence de ces mesures ne sont prises que lorsqu’il y a des plaignants ou des demandeurs. Les possibilités d’action en justice ont été – et devraient l’être – délibérément et systématiquement rendues plus difficiles en avril de cette année par l’introduction de l’article 28b de la loi sur la protection contre les infections.

Multipolar : Dans quelle mesure ?

Seibert : En principe, ce ne sont plus les tribunaux administratifs qui sont compétents sur le fond, mais c’est la base légale elle-même qui devrait être attaquée. C’est ce qui s’est passé en mai 2021 avec environ 430 recours constitutionnels en cours devant la Cour constitutionnelle fédérale. La Cour constitutionnelle fédérale a décidé d’éviter de se prononcer dans un premier temps, car l’affaire était difficile. Il a été décidé d’ajourner les recours à une date que nous ne connaissons pas. Et, il manque donc une décision judiciaire fondamentale sur le fond.

Ce n’est que dès lors que les décisions de la Cour constitutionnelle allemande du 30 novembre 2021 laissent les mains libres au gouvernement qu’elles ont la portée fondamentale et la force d’expression souhaitées. Une décision est attendue sur les autres restrictions des droits fondamentaux par les réglementations des « G ». Ces dernières n’étaient même pas encore en vigueur alors que les recours constitutionnels ont été déposés. Par ailleurs, ces décisions pourraient et devraient faire l’objet d’une appréciation distincte.

Toutes ces mesures peuvent tout au plus être traitées au niveau de la proportionnalité et du cas par cas pour des situations concrètes. Il est difficile de s’y opposer. On pourrait certainement dire : si l’on me refuse l’accès à un hôtel parce que je n’ai pas fait de test ou parce que je n’ai pas présenté de vaccin, je porte plainte. Il pourrait s’agir d’une action civile contre l’exploitant de l’hôtel, pour obtenir l’accès. Il existe en Allemagne une tradition et une jurisprudence correspondante d’application directe des droits fondamentaux dans la relation contractuelle, les lois d’exception Covid devant alors être contrôlées indirectement. Cependant, à ma connaissance, personne n’a intenté une telle action. Ces questions ne sont pas si importantes pour la plupart des gens. Tant que je trouve des moyens détournés pour obtenir satisfaction, je n’engage pas d’action en justice. Par ailleurs, une action déclaratoire pourrait être engagée devant les tribunaux administratifs. Je n’ai pas connaissance du sort réservé à de telles tentatives.

Multipolar : Qu’en est-il du droit à l’éducation ? C’était un droit fondamental et humain très important en République fédérale d’Allemagne jusqu’à Corona.

Seibert : Le droit à l’éducation est soumis aux mêmes règles que le droit à la propriété. Le droit à l’éducation fait partie de l’article 12 de la Loi fondamentale et est considéré comme une étape préalable du droit d’exercer librement une profession. Mais maintenant, dans ce contexte, tout le monde est soudainement déclaré dangereux. Le simple fait d’exister constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics, car on pourrait être un facteur d’infection. D’un point de vue constitutionnel, le droit à l’éducation n’est pas plus important que le droit à la propriété, c’est-à-dire, par exemple, le droit d’un restaurateur d’ouvrir son établissement à ceux qu’il peut y accueillir. Les étudiants et les élèves sont d’ailleurs actuellement une masse facilement disponible. Il n’y a pas de protestation.

Multipolar : Cela signifie que tout un chacun pourrait porter plainte ?

Seibert : Oui, on pourrait. J’attends que cela se produise.

Multipolar : Vous dites qu’actuellement tout le monde – surtout les personnes non vaccinées – est considéré comme un danger potentiel. C’est ce que vous considérez comme le plus gros problème en 2021 : la policiarisation de la loi. Pouvez-vous expliquer cela plus en détail ?

Seibert : Cela nous mène au cœur de la théorie juridique et de l’évolution du droit du XXᵉ siècle, et plus encore du XXIᵉ siècle. Le droit classique était axé sur les faits et les conséquences juridiques, les violations du droit et leur compensation, que ce soit par le biais de dommages et intérêts, de sanctions ou de mesures qui en découlent. Il aurait donc toujours fallu qu’il y ait d’abord une violation du droit. Il fallait toujours attendre d’être agressé avant de pouvoir dire que l’on était agressé : Il s’agit d’un cas de vol. Mais, l’idée actuelle est la suivante : nous ne voulons pas attendre aussi longtemps. Nous voulons prévenir les événements désagréables en amont.

La première grande poussée vers une responsabilité à risque, en l’occurrence, dans le droit pénal, a eu lieu dans les années 70 avec de nombreuses dispositions individuelles visant à prévenir le terrorisme et la préparation d’actes criminels. Depuis lors, une personne peut également être punie pour avoir offert un lit pour la nuit à une autre personne qui était connue de la police comme étant dangereuse. Les tribunaux en ont apporté la preuve. Cela pourrait en effet, constituer un encouragement ou même une participation à un groupe terroriste. Et, cette notion de danger s’étend maintenant. Elle revient actuellement comme idée de protection du climat, et elle apparaît également dans le domaine de la protection contre les infections, encouragée par les précédentes épidémies de SRAS, qui n’étaient finalement que locales.

Multipolar : Dans quelle mesure s’agit-il d’une policiarisation ?

Seibert : Il est établi que nous ne voulons plus attendre. Le législateur prussien a dit : nous avons besoin d’une législation qui empêche les malades de transmettre leur maladie à d’autres par une communication continue avec eux. Cette approche est maintenant élargie et étendue à l’ensemble de la population, en soumettant les non-perturbateurs aux mêmes mesures : la mise en quarantaine, l’interdiction d’accès, l’interdiction de contact dans certains cas. C’est ça la policiarisation. Le droit de police est encore plus pauvre en concepts que le droit classique. Il ne connaît comme notions centrales que le « danger », le « perturbateur » et dispose de « mesures » à cet effet. 

La « policiarisation » désigne le processus de transformation d’un « droit de la souveraineté » en un appareil disciplinaire moderne, comme M. Foucault l’a décrit sans son cours au Collège de France en 1976.1 Initialement, les droits fondamentaux appartenaient à la souveraineté civile et aujourd’hui ils sont justement utilisés comme instruments de discipline, lorsque la liberté des personnes non vaccinées doit céder le pas à des mesures (prétendument appropriées) de protection de la santé.

Le processus de « policiarisation » est par ailleurs bien connu des Critical Legal Studies depuis les observations d’Aaron Cicourel sur le traitement policier des délits commis par les jeunes, et il est développé dans le chapitre sur les « deux modèles doctrinaux » deThe Critical Legal Studies Movement de Roberto M. Unger.2

Tout cela nous semble très familier. Des mesures pour l’administration de la police et l’agent de police, qui a une vue d’ensemble de la situation et décide de manière autonome de ce qui est approprié, sont très en demande. Il est difficile de s’y opposer. Puisque ce qu’un policier expérimenté considère comme approprié l’est aussi sur le plan juridique. Or, ce qui est particulier dans cette situation épidémique de portée nationale, c’est qu’il n’y a plus du tout de policiers expérimentés en activité, mais des politiciens inexpérimentés qui, relativement jeunes, pensent savoir, après avoir été conseillés, ce que l’on pourrait prescrire pour tous. Il s’agit d’une situation très dangereuse qui n’était pas prévue dans le système juridique.

Multipolar : En quoi s’agit-il d’une situation à haut risque ? Quelles seraient les conséquences pour notre démocratie, par exemple ?

Seibert : J’utilise moi-même le mot contre lequel j’ai des réserves : dangereux. Une chose dangereuse est une chose dont on ne peut pas évaluer les conditions et les conséquences. Il se peut qu’aucun danger n’existe. Le droit policier s’aide et dit : il s’agit alors d’un danger supposé. C’est un terme agréable pour les juristes. Les charges de justification en deviennent plus légères ; elles s’évaporent grâce à des concepts eux-mêmes volatiles. Et, la notion de danger est volatile. Les dangers ne sont pas visibles. Ils peuvent être là. Ils ne sont pas forcément là, ils peuvent se réaliser, on ne le sait pas. Et, comme on ne le sait pas, il est très difficile d’argumenter contre. Tout le processus d’argumentation classique est difficilement transposable à la situation de danger. Nous ne sommes pas équipés pour cela. Cela conduit les tribunaux à dire très peu de choses, comme l’a fait récemment la Cour constitutionnelle fédérale : La situation pourrait être dangereuse. Si nous disons maintenant qu’elle n’est pas dangereuse, nous faisons peut-être une grosse erreur. Nous préférons donc ne pas faire cette erreur, mais d’autres erreurs, et dire : cela pourrait être dangereux.

Multipolar : Quel est donc le danger si cette policiarisation se poursuit et si le danger potentiel est utilisé pour justifier davantage les mesures ?

Seibert : Il n’est plus possible de prévoir dans quel domaine et quelles restrictions seront imposées. Les droits fondamentaux sont en principe à disposition, ce qui devait justement être évité dans la pensée constitutionnelle classique. Les droits fondamentaux ont été pensés et introduits au XIXᵉ siècle en qualité de défense individuelle contre l’imposition de lois par l’État.

Multipolar : Si l’on traduit, est-ce que cela veut dire qu’il s’agit d’un arbitraire politique ?

Seibert : Oui, s’il s’agit d’un régime arbitraire, c’est à chaque fois de l’arbitraire. Si vous faites confiance à une administration libérale de l’État, vous dites : eh bien, cela ne me concerne pas forcément. C’est un peu l’impression que me donne l’attitude majoritaire vis-à-vis des règles 3G, 2G, 1G.

Multipolar : Lors de l’entretien préliminaire, vous avez dit : la justice est le pensionnaire (Kostgänger) du pouvoir. Cela signifie-t-il que la justice est dépendante de la politique ?

Seibert : Non, c’est malheureusement un peu plus compliqué. La politique et le droit dépendent tous deux du pouvoir. Le pouvoir est compris comme une obéissance sans justification. Le pouvoir est un média comme l’argent, où l’on peut observer le plus facilement l’obéissance sans justification. Vous payez et d’autres font en échange ce qu’ils ne feraient pas autrement. Avec le pouvoir, c’est structurellement plus difficile. Le slogan : le chef ordonne, nous suivons – ne fonctionne plus. Mais, les mécanismes sous-jacents fonctionnent parfaitement : je le dis et vous le faites. Et, je ne suis pas obligé d’expliquer en détail sur quoi cela repose. Le policier sur le terrain n’a pas besoin de citer la disposition du Code de la route pour expliquer pourquoi il intervient. Cette manière d’intervenir par le pouvoir découle de la position du puissant du moment et renoncement simultanée de justification.

Le droit ne peut de toute façon pas tout justifier. Ce qui est voulu, c’est la difficulté de justifier par la loi une action qui doit être légale. Si l’on supprime la difficulté de justification et que l’on dit qu’il y a le concept de danger qui justifie tout, ce n’est peut-être pas une atteinte directe au droit. Mais, cela laisse la décision à la discrétion du pouvoir en place.

Avec la notion de danger, on facilite la tâche des juristes dans cette situation ; et les juristes et les tribunaux eux aussi aiment bien cela. Un danger peut être perçu partout, et c’est encore plus joli si l’on affirme que la science voit le danger, du moins un certain type de science. Des institutions externes fournissent ces dangers et les autorités n’ont plus qu’à tout mettre en œuvre. Lorsque le droit devient le pensionnaire (Kostgänger) du pouvoir, il simplifie l’application du droit à un mécanisme de stimulus-réponse. Ce dernier existe aussi en politique. Il n’est pas censé exister en droit, c’est pourquoi l’obligation de motiver s’applique. Mais, étant donné que les motivations sont adaptées aux besoins du pouvoir en place, la légitimité juridique souhaitée est toujours disponible. L’organisation judiciaire en fait volontiers usage.

Multipolar : Mais que signifie exactement « le droit est au service du pouvoir » ?

Seibert : On peut donner une tournure anecdotique à la chose. La Cour constitutionnelle allemande a montré à quel point elle était dépendante du pouvoir en se faisant inviter à dîner à la chancellerie. Son président a pourtant commandé des conférences précisément sur la question de savoir comment réagir en situation de danger dans l’incertitude – une question de théorie juridique et de philosophie à laquelle tout juriste et le président lui-même doivent pouvoir répondre. Il s’agit bien sûr d’un cas embarrassant du fait de se mettre à la pension du pouvoir. En général, cela fonctionne de manière beaucoup plus subtile. Les juges et les politiciens dépendent de la même vision de la société. Personne n’aime s’entendre dire : tu vas tuer ta grand-mère. Alors, bien sûr, chaque Premier ministre dit : oh, il faut tout de suite une loi qui protège les mamies. Et, comme on ne peut pas protéger seules les grands-mères, disons simplement qu’on va protéger les plus de 60 ans ou les plus de 70 ans. Et, si ce n’est pas possible non plus, alors protégeons tout le monde. Cela semble être une bonne chose. C’est ainsi que s’est déroulée – à court terme et de manière effrayante – l’évolution du premier trimestre 2020 : le droit était pensionnaire (Kostgänger) du pouvoir. Mais le pouvoir suit.

Les constitutionnalistes ont dit d’emblée : vous n’avez aucune base légale pour les dispositions prises. La loi sur la protection contre les infections, encore en vigueur à l’époque, ne prévoyait pas ce qui a été pratiqué comme « premier lockdown ». Mais cela n’a d’abord intéressé ni le Bundestag, ni le gouvernement, et il n’y a pas eu non plus de décisions de justice conséquentes à ce sujet. Personne ne s’est soucié du fait que ce qui a eu lieu en Allemagne depuis mars 2020 relevait d’actions illégales. La simple objection aurait été qu’en dépit du règlement, les mesures manquaient de base légale. Pourtant, le 25 mars 2020, tous les députés du Bundestag, avec l’abstention de l’AfD et de Die Linke, ont voté en faveur de la loi lorsqu’il s’est agi de déclarer une situation épidémique de portée nationale.

Multipolar : Ce processus est-il comparable à la législation d’urgence des années 30 ?

Seibert : Il n’est pas comparable. Mais on peut trouver des similitudes. Ce qui a été voté en mars 1933 comme loi sur les pleins pouvoirs (Ermächtigungsgesetz) a laissé les droits fondamentaux à la discrétion d’un pouvoir réglementaire étatique, comme cela a été décidé en mars 2020. Ce n’est évidemment pas la même chose – c’est pourquoi le mot ne doit pas être prononcé, même entre juristes -, ne serait-ce que parce que les personnes qui agissent ne sont pas les mêmes. On peut toutefois souligner que les membres catholiques et libéraux du Reichstag, à l’instar de Theodor Heuss, ont approuvé la loi d’habilitation parce qu’ils ne s’attendaient évidemment pas à ce que la participation du NSDAP à un gouvernement implique la voie directe vers le génocide et la guerre d’agression. En mars 1933, les contemporains ne savaient pas ce qui allait se passer à l’avenir. Actuellement, on ne peut pas non plus l’anticiper.

Multipolar : Mais qu’est-ce qui est similaire alors ?

Seibert : L’abrogation des droits fondamentaux par des lois que l’on peut directement déduire de la loi sur la protection contre les infections et de la situation épidémique de portée nationale. C’est aussi l’intention. C’est ce que dit la loi elle-même. Elle a pour but d’annuler les droits fondamentaux de diverses manières.

Multipolar : Selon vous, dans quelle direction évolue actuellement notre société ?

Seibert : Elle évolue vers un État névrosé qui se défend contre les dangers. La prochaine étape sera la protection du climat. Cela fait maintenant cinq à dix ans qu’elle est latente sous le titre de protection climatique, dont on ne peut pas plus contester la nécessité que celle de la protection de la santé. On ne peut pas nier que la maladie de Corona est une maladie incurable. On ne contestera pas que les pôles fondent et que les glaciers diminuent et que l’on peut le mesurer. Mais, il faut bel et bien débattre de l’objectif de 1,5 degré, des mesures concrètes qui y sont liées et de la question de savoir s’il s’agit d’un objectif rationnellement défendable dans un domaine limité, étatique et national.

Cette discussion devrait être menée ; elle ne peut pas être cachée derrière le mot-clé objectif de 1,5 degrés. Dans ce cas, la législation constitutionnelle a réagi avec l’article 20a de la Loi fondamentale. Mais même avec cet ajout, il faut réfléchir sur l’expression qui lui est associée. La décision célébrée de la Cour constitutionnelle fédérale quant au climat est hautement problématique, scientifiquement contestable et son impact sur les restrictions des libertés ne peut être ignoré.

C’est pourquoi je peux difficilement dire dans quelle direction nous allons. Les dangers viennent aussi de ceux qui pensent pouvoir les prévenir.

(Traduction par Th. Simonelli)

Notes

  1. Voir Foucault, M. (2001). Dits et écrits: Volume II, 1976-1988. Gallimard, pp. 124-130 et Foucault, M. (1997). « Il faut défendre la société. » Cours au Collège de France, 1975-1976. Gallimard/Seuil. ↩︎
  2. Unger, R. M. (2015). The Critical Legal Studies Movement: Another Time, a greater Task. Verso. ↩︎