Scientisme pandémique

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Passons maintenant à l’article « Scientisme pandémique ».

Prof. Dr. Michael Esfeld

Michael Esfeld est professeur à l’Université de Lausanne où il enseigne la philosophie des sciences depuis 2002 . Il est membre de la Leopoldina – Académie nationale des sciences depuis 2010. Ses principaux domaines de travail sont la philosophie de la nature, incluant la métaphysique des sciences naturelles, et la philosophie de l’esprit, incluant la philosophie du langage.

La science utilisée à mauvais escient pour une gestion technocratique de la population se nuit à elle-même et nuit à la société.

Neuf thèses d’un membre de la Léopoldina.

  1. Après presque deux ans de politique de Corona, il ne s’agit plus d’un état d’urgence (« urgence épidémique ») dans lequel les droits fondamentaux sont temporairement suspendus pour faire face à une situation d’urgence. L’état d’urgence est limité dans le temps et conçu de manière à ce qu’à sa fin, on revienne à la situation qui existait avant son apparition. Or, il n’en est plus question aujourd’hui. Il s’agit de créer une « nouvelle normalité » qui consiste en un contrôle social globalisé.

Ce contrôle social passe (dans un premier temps ?) par des passeports santé qui réglementent l’accès à la vie professionnelle et à la vie sociale en général (3G, 2G, obligation indirecte de se faire vacciner/booster). Cette situation soulève des questions fondamentales sur le rôle de l’État et sur celui de la science.

  1. L’ère moderne se caractérise par le duo formé par la science et l’État de droit. Tous deux constituent une tentative de limiter l’exercice du pouvoir par l’usage de la raison. En science, il faut présenter des preuves, l’État de droit maintient les différents pouvoirs en équilibre.
  2. La science est une méthode pour découvrir la vérité sur le monde. En tant que méthode, elle est très efficace : nous lui devons un énorme gain de qualité de vie et un allongement de la durée de vie. Mais, la science n’est pas un programme politique que l’on peut utiliser pour diriger la société. Utilisée en tant que  programme politique – « follow the science » — elle se détruit elle-même et la société de la même manière.

« La politique de Corona est jusqu’à présent le point culminant d’un nouveau scientisme et d’un nouveau collectivisme ».

La science en tant que programme politique est appelée « scientisme » dans le jargon technique et, lorsqu’elle est mise en œuvre politiquement, elle conduit au collectivisme. Le scientisme est l’idée selon laquelle le domaine de la science est illimité et englobe également tous les aspects de notre existence. Il en va de même, par exemple, pour la morale : la science dicte ce qui est moralement exigible. Cette idée conduit donc au programme politique consistant à diriger la société conformément aux directives scientifiques. C’est du collectivisme parce qu’une norme scientifique pour le bien commun et sa mise en œuvre est placée au-dessus de la dignité et des droits des individus et de leurs communautés sociales comme les familles. Sa mise en œuvre équivaut à un totalitarisme qui débouche sur une tyrannie.

  1. La politique de Corona est jusqu’à présent l’aboutissement d’un nouveau scientisme et collectivisme qui partagent des caractéristiques essentielles avec les collectivismes antérieurs à savoir : 
  • Une élite de scientifiques qui prétend savoir ce qui est bien pour la collectivité (bien universel);
  • En lien avec cette prétention,  une vision technocratique de l’homme, qui considère les hommes comme des objets dont les trajectoires de vie peuvent et doivent être orientées vers ce prétendu bien universel;
  • L’intégration de cette prétention et de cette vision de l’homme dans la politique et sa diffusion dans les médias, avec la revendication du pouvoir de diriger la société en conséquence.
  1. Alors que les Lumières se définissent, selon Kant, comme « la sortie de l’homme hors de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute. », nous assistons actuellement à une déresponsabilisation des hommes orchestrée par la science, la politique et les médias. On suggère que les hommes soient incapables d’utiliser eux-mêmes la raison parce qu’ils ne peuvent pas assumer la responsabilité liée à l’autodétermination. On va d’abord étendre cette responsabilité bien au-delà du champ d’action d’un chacun. On va le responsabiliser pour les injustices du passé (racisme, colonialisme), pour le climat mondial, pour la propagation des virus, etc. La suggestion d’une responsabilité illimitée sert à remplacer l’action autodéterminée par une action déterminée par les autres, par une prétendue science. Ainsi,  il devient acceptable de soumettre l’exercice des libertés à l’approbation d’autorités étatiques ou supranationales : L’homme certifié se substitue au citoyen responsable.
  2. Toute planification technocratique de ce type cause de fait de grands préjudices au bien qu’elle vise, ici la protection générale de la santé. Les dégâts sociaux des soi-disant « mesures de protection  » sont énormes. Une société affaiblie et divisée n’a cependant pas la force de surmonter une crise. Il en va de même au niveau individuel : La peur, la panique, la limitation des contacts sociaux, le fait de ne plus pouvoir faire les choses qui apportent de  la joie de vivre, affaiblissent énormément le système immunitaire.

« Le coût des soi-disant mesures « de protection-Corona » et les tensions sociales qu’elles génèrent nous empêchent de poursuivre sur la voie du progrès technique, économique, médical et social ».

On ne peut pas vouloir contrôler de manière technocratique les mouvements des personnes pour freiner la propagation d’un virus, et ainsi protéger leur santé, sans affaiblir significativement les ressources sociales et individuelles indispensables pour surmonter des crises. Le coût des mesures de protection dites « Corona » et les tensions sociales qu’elles génèrent nous empêchent de poursuivre sur la voie du progrès technique, économique, médical et social qui a conduit à une nette amélioration de la santé et de l’espérance de vie au cours des dernières décennies.

  1. La gestion technocratique de la société dans la crise de Corona présente des parallèles effrayants avec les totalitarismes antérieurs : On s’appuie sur des résultats scientifiques dont découleraient soi-disant des instructions politiques supérieures aux droits fondamentaux. Les résultats scientifiques n’ont ainsi plus le statut d’hypothèses que l’on soumet à un examen critique par des arguments et des expériences. Au lieu de cela, elles obtiennent le statut de vérités quasi-religieuses que l’on ne doit en aucun cas remettre en question et qui doivent être impérativement et immédiatement mises en œuvre politiquement. Le mécanisme de correction étant désactivé, on poursuit ensuite cette politique malgré les dommages sanitaires, économiques et sociaux qu’elle engendre.

Enfin, on exclut certains groupes de personnes et on les rend responsables du fait que l’objectif —  empêcher de nouvelles vagues de Coronavirus — n’est pas atteint. Les non-vaccinés doivent subir les conséquences de leur conscience erronée, parce qu’ils revendiquent leur droit fondamental à l’intégrité physique et s’opposent ainsi à « la science » (bien que nous ne soyons pas ici, comme dans le cas de la variole ou de la polio, dans une situation où l’on peut éradiquer un virus en vaccinant une fois la plus grande partie de la population avec des vaccins dont l’efficacité et l’innocuité sont prouvées). Cette exclusion nous amène  au point où, historiquement, le régime en question n’a pu survivre que grâce au recours à la violence : L’objectif promis ne se réalise pas, et l’on conserve la cohésion du collectif — et son propre récit — en créant des boucs émissaires et en agissant contre eux avec une violence au moins verbale.

« La déconstruction intellectuelle qui anime la postmodernité et stigmatise l’utilisation de la raison comme une revendication de pouvoir aboutit à l’exercice pur et simple du pouvoir dans la science et la société ».

  1. Nous remplaçons actuellement la modernité par la postmodernité, qui existe réellement. La déconstruction intellectuelle qui anime la postmodernité et qui stigmatise l’utilisation de la raison comme une revendication de pouvoir aboutit à l’exercice pur et simple du pouvoir dans la science et la société : si la raison ne sert plus à découvrir la vérité et si le fondement de la société n’est plus de reconnaître chacun comme une personne avec des droits inaliénables, alors il ne reste que la violence. Ce n’est pas la postmodernité, mais la modernité qui se caractérise par le pluralisme. Après les expériences douloureuses des guerres de religion, la reconnaissance des droits universels de l’homme, politiquement mise en œuvre dans des États de droit républicains, est une tentative de créer un cadre politique au sein duquel différents modes de vie, religions, cultures, etc. peuvent cohabiter pacifiquement.
  2. Revenir à l’usage de la raison — et donc la progression sur la voie de la modernité — est simple sur le plan intellectuel : avoir juste le courage de se servir de sa propre raison. Ceci ne requiert pas un savoir d’expert, mais du bon sens. Ce n’est pas la liberté en tant que telle qui est en jeu. Fait est que  l’État de droit républicain, fondé sur la reconnaissance des droits fondamentaux de tous, est le mieux adapté pour garantir les moyens de subsistance des hommes

Il s’agit donc des fondements de la qualité de vie, quel que soit le contenu  que les individus et les communautés sociales donneront ensuite à leur vie. Cela relève de la liberté de chacun. Nous devrions à nouveau respecter cette liberté pour des raisons de responsabilité sociale — le souci du progrès scientifique, économique et social. Parce que le collectivisme postmoderne détruit en fin de compte — tout comme les collectivismes précédents — les moyens de subsistance  de tous (à l’exception de ceux d’une petite élite qui a le pouvoir de construire la réalité et qui profite économiquement de cette construction).


N’hésitez pas à lire l’interview du Prof. Esfeld dans le magazine « L’impertinent » suite à un article paru dans le quotidien vaudois « 24 heures ».