Les mathématiques de la peur

Les chiffres n’ont probablement jamais joué un rôle aussi dominant dans la sphère publique que depuis le début de la pandémie. Qui ne consulte pas presque instinctivement les résultats quotidiens des tests PCR et l’occupation des lits d’hôpitaux ? L’interprétation statistique de toutes ces données devrait permettre d’évaluer l’évolution actuelle de la situation infectieuse ou, par exemple, de répondre à la question de savoir dans quelle mesure l’immunité de troupeau existe déjà. Elle détermine et légitime les décisions politiques et exerce ainsi une influence considérable sur le sort de nombreuses personnes.

Un terme qui revient sans cesse et qui s’est entre-temps imposé dans cette crise comme synonyme du pire des scénarios est celui de croissance exponentielle :

Le défi était également différent chaque jour. Au début, il s’agissait de préserver la santé. Il faut se rappeler que nous avons eu des jours avec une centaine de nouvelles infections qui ont augmenté de façon exponentielle. Nous avons toujours réussi à éviter des situations comme celles des systèmes de santé surchargés à l’étranger. Mais le plus grand défi était que nous devions à la fois anticiper et réagir. Et tant qu’un vaccin ne sera pas disponible, ce défi restera d’actualité. Nous ne voulons pas que les gens pensent que c’est fini.

Xavier Bettel [1]

Le drame de cette crise se joue donc, au moins en apparence, sur le terrain de la tension entre un virus qu’il faut dompter et des contre-mesures sans cesse renouvelées qui, si elles échouent, conduiront au désastre. Le rôle de l’épée de Damoclès est joué par cette augmentation potentiellement incontrôlée des nouvelles infections à tout moment, qui provoquerait l’effondrement du système de santé.

Mais qu’est-ce que cette croissance exponentielle ?

On parle de croissance exponentielle lorsqu’une quantité est multipliée par un facteur constant (supérieur à un) à chaque étape. Un exemple classique du facteur deux est la légende selon laquelle un roi voulait montrer sa gratitude à l’inventeur du jeu d’échecs et lui demanda de faire un vœu. Ce dernier voulait maintenant sur l’échiquier un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième case, quatre sur la troisième case, et ainsi de suite.

Échiquier de riz
Image: shutterstock

Le roi a d’abord pensé qu’il s’agissait d’un souhait modeste, mais il s’est très vite rendu compte qu’il était incapable de le réaliser : en effet, au 64e champ, le nombre de grains de riz s’élève à 9 223 372 036 854 775 808.

Voici le tableau avec les calculs correspondants pour les 6 premiers champs :

Numéro de champ xNombre de grains de riz dans le champ x
11 = 20
22 = 21
34 = 22
48 = 23
516 = 24
632 = 25

Cependant, il y a généralement croissance exponentielle lorsque, comme indiqué, ce facteur est supérieur à un. Le graphique suivant montre les facteurs 3, 2 et 1,5 à titre de comparaison.

Dans le graphique de droite, l’axe vertical est mis à l’échelle logarithmique. Les courbes deviennent alors des lignes droites avec des pentes différentes. C’est une bonne méthode pour examiner la « qualité » d’une supposée croissance exponentielle.

On le voit donc : la croissance exponentielle représente une croissance très forte, qui s’accélère aussi indéfiniment au fur et à mesure de sa progression.

Quelle est la signification de cette croissance exponentielle dans un contexte épidémiologique ?

Pour mieux comprendre, nous allons considérer deux exemples qui n’ont initialement rien à voir avec le contexte considéré ici.

Exemple 1 :

Des contrôles de vitesse seront effectués pendant trois jours consécutifs. Nous supposons que les contrôles seront effectués sur la même période et à des endroits présentant une situation de trafic comparable.

Nous pouvons maintenant évaluer ces données de différentes manières, selon que nous prenons en compte le nombre de contrôles ou non, et que nous cumulons le nombre de conducteurs ou non. Les résultats sont résumés dans le tableau suivant :

Jour123
Automobilistes202040
Contrôles112
Automobilistes par contrôle20 / 1 = 2020 / 1 = 2040 / 2 = 20
Automobilistes cumulés2020+20=4020+20+40=80
Automobilistes par contrôle cumulés2020+20=4020+20+20=60

Nous pouvons maintenant représenter graphiquement les lignes « automobilistes », « automobilistes par contrôle », « automobilistes cumulés » et « automobilistes par contrôle cumulés » :

Exemple 2 :

Celui-ci ne diffère du premier que sur un point : le troisième jour, 40 conducteurs sont identifiés en un seul contrôle.

Jour123
Automobilistes202040
Contrôles111
Automobilistes par contrôle20 / 1 = 2020 / 1 = 2040 / 1= 40
Automobilistes cumulés2020+20=4020+20+40=80
Automobilistes par contrôle cumulés2020+20=4020+20+40=80

Nous constatons :

  1. Le premier graphique donne un aperçu des chiffres absolus par jour, et ne tient pas compte du nombre de contrôles qui ont conduit à ce résultat. Si nous nous intéressons à l’évolution des données, où une comparaison des jours individuels doit être possible, cette représentation n’est pas adaptée.
  2. Dans le second graphique, le nombre de conducteurs est mis en relation avec le nombre de contrôles. Ce chiffre relatif décrit beaucoup mieux la réalité : dans l’exemple 1, la majorité des contrôles a conduit à un nombre plus élevé de conducteurs, mais il n’y a pas eu en général plus de conducteurs qui n’ont pas respecté la limite de vitesse.
  3. Si l’on cumule les chiffres absolus comme le montre le graphique 3, on risque évidemment de mal évaluer la situation : tant un comportement constant des conducteurs avec une augmentation des contrôles qu’une augmentation des excès de vitesse avec le même nombre de contrôles peuvent conduire à une croissance exponentielle !
  4. Il est possible de remédier au point 3 en cumulant les chiffres relatifs (figure 4). Si le comportement des conducteurs ne change pas, cela se traduit par une croissance linéaire (exemple 1), dans l’autre cas par une croissance exponentielle (exemple 2). L’inconvénient de cette représentation est cependant que les valeurs de l’axe vertical ne peuvent plus être affectées à une quelconque variable réelle. Nous ne les examinerons donc pas plus avant.

Nous voudrions maintenant appliquer ces considérations à la situation épidémiologique du Luxembourg. Dans nos exemples imaginaires, nous avons supposé que le nombre de conducteurs trouvés en excès de vitesse augmente avec le nombre de contrôles. Pour cela, il est nécessaire de supposer qu’il existe un nombre suffisamment élevé de cas non signalés, qui se reflète ensuite également dans le nombre de conducteurs lors des contrôles (supplémentaires).

Si l’on applique ce principe aux tests PCR, il faut démontrer que, là aussi, le nombre de personnes susceptibles d’être testées positives est suffisamment élevé, de sorte qu’un nombre plus important de tests entraîne également un plus grand nombre de personnes testées positives. (Il importe peu que, dans ce cas, une maladie soit réellement présente).

Les statistiques disponibles depuis le 13 juillet 2020 [2] sur le nombre de tests effectués dans le cadre de la LST et du  » tracing  » le confirment : dans la semaine du 13 au 19 juillet, sur 685 personnes testées positives, seules 244 ont été testées pour  » ordonnance  » (c’est-à-dire suspicion due à des symptômes cliniques), le reste dans les catégories  » LST « ,  » tracing  » et  » voucher aeroport « . Les personnes appartenant à ces trois dernières catégories n’auraient donc pas été enregistrées statistiquement, et auraient fait partie des cas non signalés.

Il est intéressant de noter dans ce contexte que même Research Luxembourg n’est pas sûr qu’une augmentation du nombre de tests positifs ne puisse pas également être causée par une augmentation simultanée du nombre de tests effectués. Dans son rapport du 2 juillet 2020 [3], il écrit :

Pour évaluer si ce comportement pourrait être dû à l’augmentation du nombre de tests, la figure 6 montre le nombre relatif de cas positifs par jour et par nombre de tests […] .

Ainsi, même le groupe de travail considère que la prise en compte des chiffres relatifs, comme décrit au point 2, est la méthode la plus fiable pour évaluer l’évolution de l’incidence de l’infection.

Ceci est d’autant plus surprenant que la prétendue croissance exponentielle des chiffres de l’infection a toujours été dérivée de la présentation de chiffres absolus cumulés. Depuis le début de la pandémie, une telle évolution a été postulée 3 fois jusqu’à présent.

1. Première vague en mars 2020

Dans la conférence de presse de Research Luxembourg du 7 mai 2020 [4], un graphique est présenté dans lequel les nombres absolus cumulés de tests PCR positifs sont représentés par des points rouges. Une régression exponentielle jusqu’au 22 mars environ, avec un temps de doublement de 2,28 jours, est tracée en gris et étiquetée « scénario sans confinement ». Il est donc suggéré que sans mesures, le développement des infections aurait pris ce cours.

Comme dans les exemples ci-dessus, nous examinons maintenant le nombre absolu de tests PCR positifs (bleu, en barres, moyenne mobile sur 7 jours en ligne, échelle de gauche) et, en plus, le nombre total de tests (gris, en barres, moyenne mobile sur 7 jours en ligne, échelle de droite) ainsi que, dans un autre graphique, le nombre de tests positifs par rapport au nombre total de tests (taux de positivité).

Nous voyons immédiatement que le nombre de tests positifs et le nombre total augmentent, nous sommes donc dans la situation de l’exemple 1 : augmentation des tests sans croissance exponentielle du taux de positifs.

Le graphique suivant montre les points reconstitués des nombres absolus cumulés, ainsi que la progression exponentielle postulée.

Lorsque l’on utilise l’échelle logarithmique de l’axe vertical, il apparaît clairement que la régression, qui semble satisfaisante à première vue, présente des lacunes importantes : elle ne donne en fait une représentation satisfaisante de la tendance que pour les points du 18 au 22 mars.

Conclusion : la première vague ne montre pas une croissance exponentielle du taux de positivité et même pour les chiffres absolus cumulés, cela n’est vrai que dans une mesure très limitée.

Remarque :

Comme nous l’avions déjà montré dans un article [5], le taux de positifs atteint déjà son maximum le 21 mars, le verrouillage ne peut donc pas être la cause de la baisse des tests positifs.

2. la vague en été 2020

La deuxième croissance exponentielle est détectée lors de la deuxième vague de l’été 2020. La publication du 28 août [6] montre le graphique suivant.

La croissance exponentielle devrait se prolonger jusqu’au 16 juillet. Nous examinons à nouveau le nombre absolu et relatif de tests PCR positifs :

Nous constatons à nouveau une augmentation du nombre total de tests du 26 juin au 19 juillet. Le taux positif ne varie que très peu au cours de cette période et dépasse à peine la barre des 1 %. De plus, avec des valeurs de prévalence aussi faibles, il faut aussi supposer une proportion non négligeable de faux positifs. On ne peut donc pas parler de croissance exponentielle. Seuls les chiffres absolus cumulés montrent à nouveau un tel comportement.

Il convient de mentionner dans ce contexte que cette « tempête dans une tasse de thé » a incité Research Luxembourg à mettre en garde contre l’imminence d’une deuxième vague pendant près de 6 semaines :

  • Déjà dans le rapport du 18 juin [7], la possibilité d’une seconde vague était évoquée pour la première fois :  » Acteurs potentiels d’une seconde vague « ,  » Pays avec des secondes vagues d’infection « .
  • Puis dans le rapport du 2 juillet [3], où l’on note une progression  » exponentielle  » du taux de positivité, mais celle-ci est due à une seule aberration le 23 juin : « A partir du 19 juin, cependant, on observe un saut dans le taux, les valeurs normalisées moyennées sur 7 jours montrant une tendance exponentielle. Cela indique clairement que l’augmentation du nombre de cas n’a pas été induite par une augmentation des tests et pourrait indiquer le début d’une deuxième vague. »
  • Dans la conférence de presse du 9 juillet [8], les conclusions (diapositive 32) indiquent :  » Les chiffres actuels sont alarmants et peuvent indiquer une 2e vague. « 
  • En outre, dans le rapport du 15 juillet [9], nous lisons : « L’évolution de la courbe correspond à une augmentation exponentielle à laquelle on peut s’attendre au début d’une deuxième vague » et : « Ainsi, il faudrait supposer une deuxième vague générale sur la base des chiffres de cas actuellement disponibles. »
  • Le point culminant du pessimisme est atteint dans le rapport du 19 juillet [10], où il faut se préparer à un maximum de 2000 ( !) morts pour la fin août selon les projections dans le pire des cas : ”These most recent analyses underline the notion that, in the absence of any additional measures, the numbers of cases will continue to rise exponentially and that Luxembourg is witnessing a second wave in SARS-CoV-2 infections within its population. If the current dynamics persist, a shortfall in available intensive care unit (ICU) beds may be expected already by the end of August.
  • Le feu vert est finalement donné le 24 juillet [11] : “Taken together, the updated analysis on the second wave provides evidence for a potential weakening of the second wave during the past days but that the number of active infections and ICU demands will still increase during the next days and potentially weeks.”

3ème vague en octobre 2020

Enfin, la troisième croissance exponentielle se serait produite dans la période du 1er au 31 octobre, représentée en vert dans le graphique suivant issu de la publication du 20 novembre [12].

Toutefois, comme dans les cas précédents, il ne s’agit là encore que des chiffres absolus cumulés. Le nombre total de tests a de nouveau augmenté en octobre, en même temps que le nombre de tests positifs.

Le taux positif a augmenté vers la fin du mois pour atteindre son maximum le 26 octobre. Dans notre article « Comment (k)casser une vague[13] », nous avions montré que cette augmentation se faisait par paliers linéaires et s’affaiblissait avant même l’entrée en vigueur des mesures le 30 octobre.

Conclusion

Comme nous l’avons montré au début, on ne peut pas conclure à une évolution exponentielle des nombres absolus cumulés pour la dynamique de l’infection. Pour des raisons mathématiquement incompréhensibles, cette quantité a néanmoins été utilisée à la place du taux positif pour évaluer la situation épidémiologique. Nous avons examiné les différentes périodes pour lesquelles une croissance exponentielle a été postulée sur la base de cette argumentation et dans aucun cas nous n’avons pu confirmer cette évaluation sur la base du critère du taux positif.

Ainsi, une croissance exponentielle ne s’est produite à aucun moment.

Toutefois, si l’on veut donner une dimension dramatique au récit d’un virus qui ne peut être maîtrisé que par des mesures constantes (« an der Gitt halen »), une telle construction est très utile.

Sources

[1] Luxemburger Wort (17.09.2020): Bettel: „Haben das Schlimmste verhindert“ https://gouvernement.lu/de/actualites/toutes_actualites/interviews/2020/09-septembre/17-bettel-luxemburgerwort.html

[2] data.public.lu: COVID-19 Rapport hebdomadaire du 30 juillet 2020 https://download.data.public.lu/resources/covid-19-rapport-hebdomadaire/20200730-183632/coronavirus-rapport-hebdomadaire-presse-30072020.pdf

[3] Research Luxembourg (02.07.2020): Report: Analyse der Covid-19 Fälle im Hinblick auf eine mögliche 2. Welle https://storage.fnr.lu/index.php/s/hqANPRKMKPbl6H6/download

[4] Research Luxembourg (07.05.2020): COVID-19 press conference https://storage.fnr.lu/index.php/s/vF6z6WRk2YIDBYr/download

[5] Expressis Verbis: Weitergehen, es gibt hier nichts zu sehen ! https://www.expressis-verbis.lu/2021/03/13/weitergehen-es-gibt-hier-nichts-zu-sehen/

[6] Research Luxembourg (28.08.2020): Update of the current situation in Luxembourg https://storage.fnr.lu/index.php/s/nPO3P3jYemiCch2/download

[7] Research Luxembourg (18.06.2020): COVID-19 press conference https://storage.fnr.lu/index.php/s/3kM42gHH0mgaeNT/download

[8] Research Luxembourg (09.07.2020): COVID-19 press conference https://storage.fnr.lu/index.php/s/VIczKUQgof5b0B4/download

[9] Research Luxembourg (15.07.2020): Analyse der COVID-19 Fallzahlen in Luxemburg im Hinblick auf die derzeitige Lage https://storage.fnr.lu/index.php/s/MUqkpoTuNO2QFWk/download

[10] Research Luxembourg (19.07.2020): Report: Controlling the second wave https://storage.fnr.lu/index.php/s/UpRAYW4d3yxA2lV/download

[11] Research Luxembourg (24.07.2020): Update of the current situation in Luxembourg https://storage.fnr.lu/index.php/s/nPO3P3jYemiCch2/download

[12] Research Luxembourg (20.11.2020): Update of the current situation in Luxembourg https://storage.fnr.lu/index.php/s/44JLPoDa8vzDWRm/download

[13] Expressis Verbis: Wie man (k)eine Welle bricht https://www.expressis-verbis.lu/2021/02/03/wie-man-keine-welle-bricht/